Immersion et émotion : le jeu dans tous ses états

Jouer nous fait vivre des émotions, quel que soit le médium. Tantôt excité par l’énergie du groupe dans un jeu d’ambiance, tantôt stressé pour la survie de nos troupes ou frustré de notre dernier coup, nous en vivons de toutes les sortes. Est-ce également possible de s’immerger dans un jeu en fonction de nos émotions, ou bien pour les fuir ? Est-ce notre émotion nous bloque ou nous pousse à agir ?

C’est ce dont a parlé le premier bloc de la deuxième édition de la Journée professionnelle sur le jeu qui a eu lieu le 24 février 2020 à la Grande Bibliothèque de Montréal. Nous vous avons récemment partagé nos impressions de la conférence d’ouverture de Carl Therrien, chercheur et professeur agréé à l’Université de Montréal au sujet des paradoxes de l’immersion. Voici donc notre retour sur l’immersion et l’émotion.

Immersion et émotion

Jonathan Bonneau, Les deux pieds dans l’image : engagement et immersion par l’abandon aux rôles, aux règles et aux autres

  • Coordonnateur au GRISQ (Groupe de recherche sur l’information et la surveillance au quotidien)
  • Coordonnateur du Laboratoire en Médias Socionumériques et Ludification
  • Chargé de cours, Stratégies de dramatisation médiatique et Espaces Interactifs, UQAM
Jonathan Bonneau

Après nous avoir parlé de biométrie dans les jeux de grandeur nature en 2019, Jonathan Bonneau nous a fait part de ses recherches de la quête de la confiance pour que les gens se laissent aller dans un jeu. Pour l’atteindre, il doit y avoir une certaine familiarité et nostalgie. Nous devons reconnaître des règles et mécaniques sociales (s’approprier et s’exprimer).

Homo ludens de Johan Huizinga

Le conférencier s’est basé sur l’Homo ludens, un essai sur la fonction sociale du jeu de l’historien néerlandais et spécialiste de l’histoire culturelle Johan Huizinga (né en 1872 et décédé en 1945). Voici un texte pour en savoir plus.

Pour qu’un jeu soit une réussite commerciale, il doit respecter le cercle magique entre le contexte, la frontière abstraite, les règles, l’entrée volontaire, le design persuasif, les données et les pairs.

Le cercle magique de Johan Huizinga, 1938

Les rôles

Dans les jeux vidéo, deux types de rôles nous sont proposés : choisir qui nous sommes ou accepter celui pré-déterminé.

Dans un univers imaginal, le récit n’existe qu’en soi et nous en avons des références des images mentales. Nous choisissons notre avatar et la narration comme une projection d’une partie de soi. C’est pour cela qu’il y a beaucoup de choix de personnalisation. Nous en profitons pour s’abandonner en explorant, socialisant, remportant des victoires et complétant des missions. Ces choix ne sont valables que dans le jeu. Nous pouvons briser des règles sociales sans en subir les conséquences dans la vie réelle : tuer, voler, trahir, etc.

Biométrie

Que nous pratiquions un jeu vidéo, un jeu de table ou un grandeur nature, nos données biométriques sont les mêmes. Toute forme de jeu nous fait vivre des émotions et notre corps les démontre.

Mon parallèle avec les jeux de société

Nous pouvons choisir notre rôle dans les jeux asymétriques tels que Root, Scythe, les Architectes du Royaume de l’Ouest, Western Legends, etc. Sinon, c’est prédéterminé et tous les joueurs commencent égaux.

Des règles sociales de la vie réelle doivent être respectées dans My Little Scythe. Par exemple, nous remportons des coeurs en étant « gentils » avec les autres, en leur offrant des ressources. Si, au contraire, nous provoquons une bataille de tartes aux pommes, nous en perdons. Il y a une mécanique similaire dans les Architectes du Royaume de l’Ouest. En effet, utiliser des raccourcis pour récolter nos ressources nous fait perdre des points de vertu.

Comme je me plais à tirer sur mes adversaires, leur donner des coups de poing pour voler leur butin en interprétant Cheyenne dans le jeu Colt Express. Sa philosophie est totalement à l’opposé de la mienne. Je crois que nous nous taillons une place en travaillant fort et se dépassant soi-même et non en écrasant les autres.

Qui n’a pas eu chaud et n’a pas senti son coeur battre très fort dans un jeu de dextérité ? La construction va-t-elle tenir le coup ?

Je vous ai aussi partagé que certains jeux me causent trop d’anxiété pour que j’y trouve un plaisir dans l’article de la conférence d’ouverture.

Jean-Charles Ray, Le monstre dans le système : l’immersion horrifique en jeu de rôle, entre tradition et modernité

  • Docteur en Études Cinématographiques (Université de Montréal)
  • Docteur en Littérature Comparée (Université Paris III – Sorbonne Nouvelle)
  • Chargé de cours à l’Université de Montréal au programme de mineure en études du jeu vidéo

Jean-Charles Ray se passionne pour la notion de monstre en données mathématiques pour l’amener dans le monde ludique. Celui-ci représente une limite, un avertissement et symbolise une incertitude. Se sentir immergé est une émotion. La peur déclenche une action, qu’elle soit bonne ou mauvaise.

Il nous a également expliqué l’importance du vide dans le design des jeux vidéo. Ce vide est fertile pour quelques règles incitatives qui produisent par leur interactions un espace de possibilité ludique.

Jean-Charles Ray

Et les jeux de société dans tout ça ?

Les monstres sont aussi présents dans les jeux de table. Par exemple, dans The Big Book of Madness, un jeu coopératif de construction de main. Nous utilisons les forces de tous et chacun pour vaincre le monstre de chaque histoire. Qui dit monstre dit malédiction pour nous rendre la tache plus ardue. Échouer nous rend fou (nous pigeons une carte folie qui diminue nos possibilités d’actions) et nous force à opter pour une meilleure stratégie en affrontant le prochain pour ultimement battre le monstre final. Le niveau de stress collectif augmente. Aussitôt qu’un joueur obtient une main constituée de six folies ou qu’il n’y en a plus aucune dans la pioche commune, nous perdons la bataille contre le jeu.

The Big Book of Madness

Quelques autres exemples de jeux d’horreur : Horreur à Arkham, Zombicide, Panic Station, Les Demeures de l’Épouvante, etc.

Laureline Chiapello, Immersion, dépendance et expérience : les joueurs ne sont pas des rats dans une cage !

Académique

  • Professeure à l’École NAD-UQAC
  • Doctorat (2019) en design de jeux vidéo
  • Le processus de design, la créativité, l’expérience des joueurs et des designers

Industrie

  • Designer de jeux vidéo dans une compagnie en France
  • Collaboration avec des compagnies de jeux dans ses recherches

En introduction, Laureline Chiapello nous a expliqué les nuances entre l’expérience, l’immersion et la dépendance.

Expérience

C’est l’interaction entre les joueurs et le jeu, l’émergence du jeu ou gameplay.

Immersion

Lorsque nous sommes immergés, nous vivons une expérience et nous en devenons une partie.

Dépendance

L’immersion prend toute la place, au point qu’on n’arrive plus à en sortir. La dépendance est créée par un renforcement intermittent. Prenons exemple des jeux avec boîte à butin (loot box) dans lesquels la répétition du même geste peut nous donner une récompense aléatoire. Étant donné que ça a déjà fonctionné, nous nous sommes conditionnés à la recevoir. Les jeux de loterie vidéo, par exemple.

FRÉDÉRIC BARBUSCI, Muscle de l’auto-censure en théâtre d’improvisation

Passionné d’improvisation depuis le primaire, Frédéric Barbusci est une étoile de la LNI (Ligue Nationale de l’Improvisation). En effet, il a remporté des nombreux prix et honneurs depuis ses débuts. Notons les trophées Pierre Curzi pour la recrue de l’année (2005), Robert Gravel pour le champion compteur (2005, 2006, 2007 et 2009) et Marcel Sabourin pour le joueur le plus apprécié de ses pairs (2009 et 2010). Il est également connu en tant qu’animateur de l’émission Pseudo-radio.

D’entrée de jeu, il nous a amenés à réfléchir en nous posant la question suivante : Pourquoi le Centre Bell est-il plein à craquer pour un match de hockey des Canadiens de Montréal tandis que les salles de théâtre sont vides ? Les gens cherchent l’immersion. Ils veulent devenir quelqu’un d’autre, mais se mettent un frein, de peur « d’avoir l’air caves ».

Frédéric Barbusci

L’auto-censure en improvisation

Ce réflexe est commun pour tout le monde et se développe vers l’âge de douze ans. Enfant, nous laissons aller notre imagination, puis, en grandissant, nous nous remettons en question. Qu’est-ce que ça va donner ? Comment vais-je le faire ?

Embarquer dans un jeu avant de savoir de quoi il s’agit n’est pas naturel pour tous. Nous voulons valider notre présence en déclenchant des rires. Hélas, cela nous sort de l’immersion. Pour réussir, nous devons nous concentrer sur la route et non la destination.

Jouer devant nos proches ou une petite audience est d’autant plus difficile. Effectivement, ils nous parleront de leur expérience.

Participation de l’audience

En guise de démonstration, il a invité un membre de l’audience à monter sur la scène avec lui et improviser. Les gens ne se sont pas bousculés pour y aller. Le moment fut inoubliable. On aurait dit que les deux hommes avaient déjà joué ensemble.

Frédéric Barbusci et un spectateur

Mes impressions

Je me suis particulièrement sentie interpellée par cette conférence. En effet, mon parcours scolaire a été marqué de hautes performances académiques, toutes matières confondues. Par contre, les exposés oraux me faisaient vivre un véritable enfer. Je ne me sentais déjà pas acceptée étant donné mes notes et j’avais peur de ce que les autres allaient penser de moi. J’en avais de violents effets physiques. Au secondaire. j’ai voulu vaincre ma peur en choisissant le cours d’art dramatique en option. Je n’ai que d’horribles souvenirs de cette année-là. Surtout axée sur l’improvisation, mon anxiété était décuplée et je n’ai jamais réussi à m’exprimer dans la classe. Je suis devenue l’experte en création de rôle muet dans une improvisation de groupe.

Mes débuts en animation de jeux de société

Alors que j’avais été invitée comme conseillère ludique dans un groupe de soutien aux personnes ayant subi un AVC par une amie, un micro m’a été mis en main et j’allais créer des groupes pour expliquer les jeux. Je me suis sentie tomber dans le vide. Heureusement, ma passion des jeux de société et mon attachement particulier à la cause ont pris le dessus et tout s’est bien passé. C’est à ce moment que j’ai su que je savais animer que je me suis surprise à aimer ça. J’y suis retournée à quelques reprises.

Ensuite, j’ai commencé à animer dans les classes de mes enfants. Au début, j’offrais aux enfants d’apporter des jeux en classe pour les périodes de jeux libres. Ça s’est transformé en animation régulière avec ma fille de douze ans (6e année).

Au fil des semaines, j’ai vu opérer la magie ludique. Le jeu Les Loups-Garous de Thiercelieux faisant l’unanimité dans le groupe, j’ai proposé à un élève de prendre ma place. Je lui ai fourni un petit aide-mémoire et il s’est amusé comme un fou. Étant timide dans son coin, je n’avais pas encore entendu sa voix. Il m’a chaudement remerciée à la fin de la période et m’a serrée dans ses bras. Aussi, mon fils de dix ans (5e année) est pratiquement un fantôme et ne fait aucune vague. Il tremble en pratiquant ses exposés oraux. Mais, pour expliquer un jeu, il s’exprime avec assurance et ne regarde pas ses feuilles.

Participation à une conférence

Au début de l’automne 2019, Geekbecois a été approché par le Musée McCord pour participer à une table ronde sur les jeux de société comme outil de socialisation qui a eu lieu de 4 mars 2020. Aussitôt, je me suis portée volontaire. Ce n’est que quelques semaines plus tard que j’ai réalisé que c’était devant public. Je me suis sentie en imposture, surtout quand j’ai appris les noms des autres participants. Qu’est-ce que les gens vont penser ? Je suis plutôt nouvelle dans l’univers ludique de Montréal, qu’allais-je faire là ? J’ai été merveilleusement bien accompagnée pour me préparer à la soirée. Le jour même, je me sentais fébrile, mais confiante. Cependant, quand mon nom a été nommé, j’ai figé en prenant le micro. C’était réel. J’étais la seule sans aucune expérience de prise de parole publique. J’avais le goût de retourner à la maison derrière mon écran et mon clavier. Finalement, tout s’est bien déroulé. Comme j’étais soulagée qu’aucun membre de ma famille ou ami proche ne soit là, car j’aurais encore plus été gênée. J’ai senti toute une montée d’adrénaline et la chute du lendemain a été spectaculaire.

Ce premier bloc nous a fait vivre et revivre toute une gamme d’émotions. Nous vous invitons à lire nos impressions sur les autres conférences de la journée.

À propos de Catherine Watts Cowan

Je suis une vraie geek de jeux de société. Mon premier amour dans le monde moderne a été Carcassonne. J'adore jouer en famille (maman de deux ados-geeks de 14 et 16 ans), entre amis ou avec des étrangers. J'aime découvrir les nouveautés et les endroits ludiques. Je suis une grande passionnée qui ne manque pas de sujets à partager!

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