Depuis deux ans, l’un des jeux les plus discutés est sans aucun doute le très populaire Scythe, de Stonemaier Games. Il a remporté de nombreux prix, s’est hissé au sommet de plusieurs palmarès et est reconnu comme un exemple probant de succès de sociofinancement dans le monde des jeux de société. En effet, la campagne lancée sur la plateforme Kickstarter en octobre 2015 a recueilli plus de 1,8 millions de dollars et a grandement contribué à établir Jamey Stegmaier comme un des créateurs de jeux les plus en vue des dernières années.
Le succès de Scythe se place à l’intersection de deux grands débats actuellement en cours dans le monde des jeux de société. D’abord, il questionne l’importance de l’art et du graphisme dans l’appréciation générale d’un jeu. En effet, nul ne peut nier l’importance qu’a eu la touche magnifique de Jakub Rozalski dans la popularité du jeu. Je suis de ceux qui ont été séduits par ce thème original et surtout cette imagerie à la fois sombre et épique. Ensuite, il est largement discuté quand vient le temps de considérer l’impact du « hype », phénomène répandu (comme plusieurs le savent) dans notre hobby, et encore plus depuis l’époque Kickstarter. L’appréciation du jeu en soi est-elle teintée par toute cette patience dont il faut faire preuve, par cette construction imaginaire idéalisée qui se dessine pendant toutes ces semaines, tous ces mois d’attente ? En résulte-t-il un jeu acclamé non pas pour ses qualités inhérentes, mais plutôt pour ce qu’il pourrait être et ce qu’il représente ? Un débat certainement loin d’être clos.
Étudions maintenant la bête.
Un monde sombre et épique
Ne se le cachons pas : Scythe est magnifique. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas les mécaniques, il est difficile de ne pas aimer le produit simplement pour la superbe imagerie de Rozalski. Cela n’en fait pas automatiquement un bon jeu, qu’on me comprenne bien. Mais autant d’attention et de talent doivent être soulignés. Cela donne au consommateur une première satisfaction : celle de sentir qu’il a bien dépensé son argent. Scythe demeure avant tout un produit de consommation. Et pour toutes les cartes, plateaux et pièces qui se trouvent dans la boîte, le joueur a de quoi se rincer l’œil pendant longtemps. Rozalski a construit un monde sombre, dur, mécanique et fascinant. En tant qu’historien, je suis intéressé immédiatement. En tant que joueur, l’immersion est totale.
Et il en est de même pour le design graphique. L’imagerie a tendance à nous faire oublier cet aspect. Tout se fond si bien. L’iconographie est claire, les couleurs sont vibrantes, les éléments sont logiques et cohérents. On sait où tout doit aller, les cartes sont intégrées au plateau, les éléments graphiques sont cohérents. Le plateau principal est suffisamment grand pour contenir les nombreuses pièces et les miniatures. Il est clair que beaucoup d’attention a été dédiée à la production de ce jeu : jusque dans la boîte elle-même, où un petit schéma nous indique comment ranger toutes les pièces à l’intérieur.
Territoire, actions, étoiles
À la mise en place, chaque joueur se voit distribuer deux plateaux : un plateau de faction et un plateau de joueur. Le premier intègre le pouvoir de faction et les pouvoirs des méchanoïdes. Le second présente les actions et les récompenses. C’est cette combinaison unique des plateaux qui, à chaque partie, crée une véritable asymétrie et offre une rejouabilité énorme. En effet, chaque plateau de joueur est différent dans sa configuration. Les quatre actions du haut et les quatre actions du bas ne correspondent pas exactement l’un par rapport à l’autre. Autrement dit, un joueur peut opérer la partie avec une combinaison « déplacement / amélioration d’action », alors qu’un autre a « placer un bâtiment / amélioration d’action ». Chaque joueur se sent véritablement unique, et l’expérience de jeu n’en est que plus intéressante. Aussi, mention spéciale aux plateaux troués : que c’est plaisant de ne pas avoir à se soucier d’un déplacement accidentel des pièces !
Le but de la partie est de terminer avec le plus d’argent. Pour ce faire, deux méthodes. D’une part, l’accumuler durant la partie. Cela est moins simple qu’il n’y parait : l’argent sert à payer pour plusieurs choses durant la partie. Mais en même temps, il n’est pas nécessaire au développement général. Revient alors le fameux dilemme « prendre des points (argent) maintenant, ou prendre des moyens (ressources) d’en marquer davantage plus tard ». Et la deuxième méthode, ce sont justement les bonis de fin de partie : contrôler du territoire, des ressources et des objectifs. Ceux-ci donnent à Scythe une certaine tension, un élément de mystère, puisque la valeur de chacun est déterminée par une échelle de moralité qui fluctue tout au long de la partie.
Décalage thématique et combats décevants
En soi, Scythe est un jeu très dynamique. Beaucoup de choix s’offrent aux joueurs, et l’asymétrie produit une véritable immersion. Malgré cela, il a un arc général parfois un peu terne. À certains égards, le jeu est une « feuille de calcul ». Certes, pas littéralement. Néanmoins, pour un jeu à caractère épique et au thème fort présent, où l’on cherche à contrôler du territoire, remporter des combats et faire fuir l’ennemi, on se retrouve assez souvent à seulement améliorer une action ou gagner quelques pièces. Les premiers tours sont marqués par assez peu d’interaction, et éventuellement, les actions viennent surtout compléter notre développement exponentiel. Cela n’en fait pas un mauvais jeu, loin de là, c’est simplement que la dynamique ne correspond pas tout à fait à l’image présentée. C’est davantage un jeu de style Euro, avec des mécaniques serrées.
Mais à mon sens, son plus gros défaut est le combat. L’issue y est trop souvent prédictible. Si Scythe n’est définitivement pas centré sur le combat, cette partie du jeu est tout de même décevante. Chaque joueur engage quelques-uns (ou tous) ses points de combat (qui sont visibles pour tous), ajoute potentiellement une carte cachée par unité impliquée dans le combat pour ajouter à la valeur, et on résout. C’est comme s’il manquait une variable, quelque chose pour pimenter le tout. En effet, avec ce qui est proposé, soit tout est voué au hasard absolu des cartes choisies, soit tout est parfaitement prédictible parce qu’un joueur domine son adversaire à coup sûr. Rares sont les moments de zones grises, très peu de combats sont remplis de tension, où les joueurs sont confrontés à une décision déchirante. Et c’est tout à fait logique : entrer en combat avec un adversaire n’offre pas beaucoup d’avantage si les deux belligérants sont à force égale ! Le but des combats est d’investir le moins possible, puisque c’est là qu’on peut y perdre le plus durant la partie. Autrement dit, l’étoile gagnée en combat n’aura certainement pas autant de valeur que celle obtenue pour des améliorations ou les bâtiments, puisqu’elle aura été obtenue au prix d’une certaine perte.
Malgré cela, Scythe est profondément stratégique. Il combine des éléments de bac à sable (on commence avec si peu) et des éléments de 4X. Une formule qui a de quoi plaire aux amateurs de jeux plus complexes. Je trouve ce qui est proposé ici par Stegmaier est véritablement élégant. On peut faire un peu de tout, se spécialiser, concentrer ses forces, étendre sa domination, rester dans son coin, combattre, produire, chercher les jetons de rencontre… Il y a une infinité de possibilités stratégiques. Dans les nombreuses parties que j’ai jouées, j’ai vu toutes sortes de plans être mis à exécution, et beaucoup ont fonctionné. Les idées d’un joueur sont mises à contribution, et le triomphe n’est pas acquis aisément.
Appréciation générale
Qu’on se le dise : Scythe n’est pas pour les débutants. Le jeu a beaucoup de règles (juste expliquer les déplacements peut prendre plusieurs longues minutes) et prend un certain temps à être compris dans tous ses recoins. Stratégiquement, il offre une variété d’options qui pourront repousser les joueurs qui aiment être partiellement guidés par le jeu. Personnellement, c’est ce que j’aime. Chaque partie est véritablement différente. Chaque joueur sent que ce qu’il accompli est unique. Chaque décision est importante, mais en même temps, il y a une certaine marge d’erreur. Même la variante solo est réussie de ce côté.
Au début de ce texte, je demandais si Scythe, au-delà du « hype » et de son imagerie, a des qualités autres qui lui sont inhérentes. Pour moi, la réponse est oui. Le concept de contrôle de territoire (pour les ressources et le pointage) est si bien exploité qu’on sent une véritable tension tout au long de la partie. Certes, il tire son thème d’un conflit historique et l’exploite abondamment dans son imagerie. Mais il n’a rien d’un « Ameritrash » ou d’un jeu de guerre : il combine simplement immersion thématique, rigueur mécanique et profondeur stratégique. C’est un « Euro » thématique. Malgré ses quelques défauts, je le recommande vivement.
Page officielle du jeu | Page BoardGameGeek
Scythe
Graphisme
Matériel
Thématique
Mécanique
Plaisir
Incroyable !
Scythe est une des productions les plus réussies des dernières années. Magnifique, épique, immersif... il a tout pour plaire. Ses mécaniques sont précises, malgré les combats un peu fades. Je recommande !