En 1992, un magazine de jeux nous promettait que la réalité virtuelle allait envahir nos salons d’ici quelques années et générerait des milliards de profits dès 1994. 24 ans plus tard, dans les locaux de Moment Factory à Montréal ce vendredi, un panel d’une quinzaine d’experts s’est réuni pour discuter des prochaines directions de la RV. Par contre, il semble plus plausible technologiquement que la RV se répande réellement dans nos habitudes au cours des prochaines années. On prend néanmoins note de l’échec relatif du dispositif de RV qu’est la Google Glass.
C’est dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), de son événement connexe Doc Circuit Montréal (DCM) et en collaboration avec le festival MUTEK_IMG 2016 que se tenait L'(ANTI)MANIFESTE VR. On souhaitait par ce panel jeter les bases de ce qui pourrait constituer un manifeste sur la réalité virtuelle (ou non, d’où le « anti »). L’animatrice lance le bal : « Que devrait être la RV ? Que ne devrait-elle pas être ? Est-ce qu’elle va pirater (hack) nos cerveaux ? Par lesquels devrions-nous commencer ? », termine-t-elle à la blague.
Bien que le public en était un probablement sophistiqué en la matière, il aurait probablement apprécié d’emblée une définition claire de la réalité virtuelle. On ne savait pas toujours si les panélistes avaient en tête les appareils Oculus, la Google Glass ou des jeux comme Pokémon GO. La plupart du temps, les vidéos en RV dominaient la discussion.
La première question adressée à tous devait résumer en un mot ou deux ce en quoi constitue le médium :
- Non linéaire (Simon Wilkinson, CiRCA69)
- La liberté (Loren Hammonds, Tribeca Film Festival)
- Immersif (Louis-Richard Tremblay, ONF)
- Un mirage (Katerina Cizek, MIT Open Documentary Lab)
- Un médium, non pas un résultat (Clint Beharry, The Harmony Institute)
- La profondeur, sans profondeur (Simon Drouin, Institut neurologique de Montréal)
- … rien de tout cela (Ana Serrano, CFC Media Lab)
La réalité virtuelle peut servir autant au jeu vidéo qu’à la fiction, au documentaire, à l’information, à l’apprentissage et même au domaine médical. Toutefois, affirment deux panélistes, c’est naturellement le secteur du jeu vidéo qui mène le bal dans le développement des opportunités de cette technologie. Clint Beharry, du Harmony Institute, plaint justement que les autres œuvres de réalité virtuelle manquent très souvent de valeur ajoutée.
Les simples vidéos 360 degrés impressionnent tout le monde la première fois. Mais on se lasse vite de simplement regarder tout autour de nous, sans que cela ne serve à rien d’autre que d’apprécier cette capacité. D’où l’inquiétude du panéliste pour la monétisation du médium. On pourrait rajouter sur ce qu’il y a là un danger que la RV soit saturée d’œuvres médiocres, ce qui peut nuire à sa réputation et ultimement tuer le médium, comme cela a presque été le cas avec les premières consoles de jeux vidéo au tournant des années 1980.
Les vertus envisageables de la réalité virtuelle
Parce que la réalité virtuelle permet l’exploration 360 degrés, les œuvres de RV ont tendance à beaucoup miser sur cet aspect. Par contre, ils sont quelques panélistes à se questionner sur si les joueurs ou spectateurs ressentent une telle envie durable d’explorer. Encore bien des gens préfèrent s’asseoir et regarder un écran, sinon y jouer sans bouger physiquement. On peut se demander si cette avenue d’exploration est la plus gagnante. Miser sur l’interaction semble plus prometteur.
Les œuvres de RV ont aussi tendance à être relativement courtes. Les films et documentaires du médium ne dépassent pas souvent 8 ou 15 minutes. De son expérience, Simon Wilkinson assure que le public en redemande. Les gens reviennent sans problème vers la RV une fois expérimentée, surtout lorsque gratuite (ou presque). « L’expérience des gens avec la RV ne devrait pas être un simple vidéo en RV, mais plutôt la HTC Vive », affirme le panéliste, précisant sa pensée.
Une réalité virtuelle plus sociale ?
Ana Serrano s’interroge sur si la réalité virtuelle est appelée à acquérir une dimension sociale. Il y a maintenant un Internet social, manifesté par les réseaux sociaux, mais il a nécessité un certain temps. Tous les Facebook, Twitter, Instagram, Reddit et autres réseaux sociaux massivement populaires sont apparus bien après Internet lui-même. En d’autres mots, la réalité virtuelle pourrait prendre un certain temps avant de réunir des millions de personnes.
En fait, affirme Louis-Richard Tremblay, c’est plutôt le mobile qui a changé la donne sur l’Internet social. Pour beaucoup de populations du globe, l’ordinateur est encore un appareil dispendieux. Ce sont ces appareils mobiles qui ont permis à plusieurs communautés hors Occident d’accéder pour la première fois au web. Le panéliste qualifie l’expansion du mobile comme le « plus grand pivot sociopolitique depuis des lustres ». D’ici là, il reste à voir si la technologie RV pourrait devenir financièrement autant accessible un jour.
L’inévitable question politique et économique des nouveaux médias
Rares sont les conférences-débats ou les lectures sur les nouvelles technologies médiatiques qui ne deviennent politiques ou économiques à un moment ou l’autre. L’animatrice Rodriguez fait remarquer à quel point, pour chaque nouveau médium, les attentes sociales sont toujours énormes. Cette attente était bien encore présente ici sur la réalité virtuelle. On parle souvent de nouvelles plateformes aspirant à « révolutionner » ou « démocratiser » quelque chose : la communication entre les gens, l’accès à l’information ou au savoir ou l’émancipation de la population d’une autre façon.
On a déjà dit la même chose de la radio FM, du cinéma même et de la télévision domestique. Pourquoi ? Les réponses brèves à cette question ont vite laissé place à un autre sujet. Remarquez que de parler de « révolutionner » ou « démocratiser » quelque chose par le biais du nouveau médium sous-entend que les plateformes médiatiques précédentes, desquelles on disait la même chose à leur naissance, ne l’ont finalement pas fait. Et pourquoi encore ? La réponse est peut-être dans ce qui suit.
Un « establishment » de la réalité virtuelle ?
Preuve que notre article de magazine de 1994 ci-haut était plus euphorique que prophétique, tous les panélistes s’entendaient sur le fait que, contrairement à bien d’autres médiums, la réalité virtuelle ne possède pas encore ses codes de création, ses conventions ni ses tendances propres. C’est en parlant des créateurs que Loren Hammonds ci-haut fait allusion à la liberté. Le médium est encore très autonome et les prochaines années seront déterminantes sur ce à quoi ressemblera le médium dans 10 ans.
Mieux encore, il n’y a toujours pas « d’establishment » de la plateforme. Cela peut paraître un peu drôle à dire, mais le point est très valide. L’Histoire démontre en effet que toute nouvelle technologie pouvant servir de tribune médiatique est d’abord à la portée de tous avant d’être accaparée, sinon monopolisée par, en effet, un établissement, un groupe privé ou un modèle d’affaires. Cet excellent livre vous l’expliquera davantage.
On trouve davantage de diversité à l’aube d’un nouveau média
L’effet est d’une part que l’accès au médium est restreint, d’autre part que l’offre perd beaucoup en diversité. L’animatrice du panel Sandra Rodriguez du MIT Open Documentary Lab nous rappelle que le cinéma était, ironiquement, bien plus diversifié à ses débuts que maintenant. Les façons de filmer, de raconter, d’utiliser l’équipement variaient alors beaucoup plus. Une économie s’y est construite et des incitatifs commerciaux se sont imposés depuis. Quiconque voulant dès lors faire un peu différemment et être vu en arrachera beaucoup plus pour la diffusion. Par conséquent, on préférera plus souvent les formules éprouvées et lucratives au risque.
C’est aussi ce à quoi Ana Serrano fait allusion en déplorant que les créateurs se servent plus des appareils existants de RV (Oculus, HTC Vive) qui viennent avec une certaine façon de faire. Là est toute la valeur du logiciel ouvert (open source).
Logiciel ouvert vs les grandes entreprises
Mais le développement est plus ardu comparativement au contexte de grandes organisations supportant une technologie, avertit Clint Beharry. On a beau essayer toutes sortes de choses à ce stade jeune de la RV, mais dans deux ans, peu auront passé le test. Pour qu’un plus grand public adopte la technologie et débourse en ce sens, il doit y avoir une valeur ajoutée. Ça va donc de soi qu’on observe plus de diversité, d’expérimentation au début d’une technologie qu’à son stade plus mature, plus populaire. On souligne aussi qu’Oculus a un programme non lucratif qui permet aux artistes de contribuer à l’expérimentation du médium.
Tout ça pour dire qu’à ce stade, il y a lieu de douter qu’un manifeste prenne forme prochainement. Mais des deux côtés de la médaille, on retiendra que tout créateur s’intéressant fortement au médium devrait y contribuer plus tôt que tard. « Nous avons la une chance de se saisir du médium, nous y avons en ce moment plus de liberté [qu’avec d’autres médiums] pour faire nos propres histoires », renchérit Simon Wilkinson.
En attendant, le public peut se faire sa propre idée en visitant la salle UXdoc des RIDM. Des arcades de réalité virtuelle vous sont peut-être aussi accessibles.